Colmars - Incendie du 8 Août 1672 - Récit de Monseigneur Villeserin, évêque de Digne et témoin des événements

Colmars est la dernière ville du royaume du costé de la Savoye et n’en est esloignée que d’une demie heure de chemin. Elle estoit pressée dans ses murs à cause des rochers qui la commandent de tous costés, et, quoy qu’elle ne fut pas fort grande en son enceinte, elle etoit néanmoins la plus riche de la province si vous en exceptez Aix, Arles et Marseille. Elle etoit chef de viguerie et plus peuplée qu’aucune ville de mon diocèse à cause des manufactures de draps qu’on y travaillait nommés Cordeillas, qui sont usage à tout le menu peuple de la Savoye, de Dauphiné, du Piedmont, de Gênes et de l’Italie.

Cela y attiroit des ouvriers de toutes parts, qui avoyent tellement rempli la ville, qu’elle etoit habitée jusques sous les couverts des maisons, qui, par l’indigence des tuilles, n’estoyent couverts que des bandeaux faits d’ais de sapin et de serante. On y comptoit bien 100 maisons, qui faisoyent 100 familles sur les rolles des tailles et plus de 3.000 communiant. Et parce que le terroir ne suffisoit pas pour nourrir tant de peuples, ils ramassoyent tous les bleds de la montagne qui sans cela n’auroit pu le débiter.

Ils usoyent de mesme à l’égard des laynes qu’ils alloyent chercher dans toute la province, jusques aux portes de Marseille, pour occuper leurs femmes et leurs petits enfants ; et le commerce etoit si considérable qu’on peut vérifier, par le seul bureau des forains établi dans le lieu, que, le Roi en tirait plus de 9.000 livres, sans compter la taille qui montait bien à ceste somme ou environ.

Mais enfin, le lundi 8ème du mois d’aoust (1672), sur les 9 à 10 heures du soir, quelques particuliers se retirant en leur maison aperçurent un grand feu du costé de la grande église. Ils coururent aux cloches pour sonner à l’effroy et demander du secours ; mais le vent se leva si mal à propos qu’en dépit de toutes les adcistances que les habitants des hameaux voisins leur voulurent donner, le feu passant de rue en rue (qui etoyent fort serrées), il ne fit en moins de 3 ou 4 heures qu’un brasier de toute ceste ville infortunée.

Le premier soin de ces malheureux feut de sauver leur vie. La plus part etoyent déjà endormis que le grand bruit mit bien tôt sur pied. On voyait des mères emporter leurs enfants à demi rostis, qui faisoyent des cris effroyables, pendant que leurs maris essayoent de sauver ce qu’ils avoyent de plus précieux en d’autre lieux. On fut obligé de descendre des malades et vieilles femmes par les fenestres avec des cordes. Plusieurs y perdirent la vie et on y compte près de vingt personnes qui sont demeurées dans les flammes pour avoir voulu s’y opiniatrer, sans les blessés qui sont au nombre de plus de 150.

Et comme il n’y avoit rien de plus précieux que le Saint Sacrement, les prestres du lieu, qui méritent en cela une louange particulière pour leur zèle et de l’observance de leur devoir, dans une consternation générale accoururent en l’église qui étoit déjà toute en feu et purent à travers les flammes, enlever le ciboire, les vases sacrés et une grande partie des ornements qu’ils portèrent dans une petite chapelle, contre les murailles de la ville, dédiée à l’Enfant Jésus, et de peur des suites plus facheuses ils consomment les hosties.

Le feu étoit si violent qu’une maison n’étoit pas si tôt attaquée qu’elle étoit réduite en cendres, parce que toutes leurs provisions de bois et d’huyle etoyent faites pour huit moys qu’ils ne sortent à cause des neiges et de l’hyver, qui commence de bonne heure en ce pays-la et qui ne finit qu’au moy de mai. Toutes les maisons, les greniers et les caves etoyent pleines de laynes et de draps dont ils avoyent préparé une grande quantité pour deux foires qui etoyent fort prochaines.

Enfin, quelques résistance qu’on y peut apporter, il n’est rien resté de cette ville malheureuse qu’une petite maison située sur les murailles.

J’appris cette nouvelle peu de temps après par un ecclésiastique que j’avois envoyé quérir pour me rendre compte de ses actions, et qui m’en dit tant de particularités que je n’en pouvais plus douter. Je crus bien que ma présence ne seroit pas inutile à leur consolation, ce qui m’obligea de partir le lendemain à quatre heures du matin pour y arriver le jour mesme, parce qu’il y a pour douze grandes heures de chemin, et toujours à travers des précipices effroyables. Je ne pris pour cela que ceux de mes gens qui m’estoyent absolument nécessaires, mais je n’eus pas fait une lieue que je rencontrais le curé de Villars, qui est un hameau où la plupart de ces malheureux sont réfugiés, qui venoit me prier de leur part de me transporter sur les lieux pour leur donner quelques consolations.

Je passai à Lambruisse, où, après avoir légèrement disné, je repris mon chemin sur lequel je rencontrai les député de la ville d’Alos qui croyoyent m’en apporter la première nouvelle. Ceux de Thorame-la-Haute m’attendoyent sur le passage ; et enfin, il se joignit tant de monde auprès de moy, que je me trouvai accompagné de plus de quatre-vingts hommes à cheval.

Le premier objet de compassion qui se présenta à mes yeux feurent les prestes de Colmars tous désolés avec ceux de leurs paroissiens qui se trouvèrent encore en estat de me venir apprendre leurs disgraces. Nous allâmes tous ensemble sur les lieux ; mais ce qui redoubla ma pitié et m’arracha des larmes feurent entremelées des cris des petits enfants, qui tous ensemble et prosternés contre terre demandaient ma bénédiction.

Rien ne me parut plus semblable au sac d’une ville donnée au pillage et abandonnée à la licence de soldats. On y voyoit tout à l’entour des murailles, que des tentes et des cabanes, des meubles rompus et bruslés, des animaux égorgés et demi rostis, et en tous lieux que les images de la mort.

Je ne voulus pas tenir à ce que j’en pus connoistre par le dehors ; mais, ayant mis pied à terre, j’entrai dans la ville par les bresches qu’on avoit faites aux murailles, parce que les portes estoyent tellement bouchées du butin que l’accès en estoit impossible. Je passay dans toutes les ruynes encore fumantes pour en faire sortir des désespérés qui ne vouloyent pas survivre à la perte de leurs biens ou de leurs patents, et enfin j’arrivay à une chapelle de pénitents où tout avoit esté bruslé, à la réserve du maistre autel, que le feu n’avoit pas du tout endommagé, et, où il restoit un retable qui me parut fort propre et for riche.

Je me fis conduire en suite à la grande église où il n’estoit absolument rien demeuré que quelques restes de murailles toutes calcinées ; tous les autels, les tabernacles, les tableaux estoient bruslés et démolis par le feu avoit esté si violent que les fonts-baptismaux, qui étoyent faits d’une pierre fort dure et fort épaisse, étoyent réduits en cendres. Tout le reste de la ville me parut également maltraité, aussi bien que deux autres chapelles qui étoyent sous le titre de Notre Dame de Grace et de Saint Joseph, dont il n’est demeuré aucun vestige. J’en sortis enfin après avoir tout visité pour éviter le danger évident qu’il y avoit d’y demeurer plus longtemps, car on entendoit les pierres s’éclater et se fendre de toutes parts à cause de le pluye qui étoit assez violente. En effet, à peyne fus-j sorti hors des murailles qu’il tomba cinq ou six ruines dans les lieux mesmes où je venois de passer. Et tout ce que je pus apporter de remède, dans le malheureux état où je trouvai ces choses, fut d’ordonner que l’on fit garde pour empêcher que les voleurs nocturnes d’aller la nuit chercher l’argent de ces malheureux, qui étoit enseveli dans les ruines.

La nuit qui approchoit m’obligea de monter à cheval pour aller à Villars chercher un giste ; mais je trouvai tant de monde et sur les chemins et dans les rues que je crus me devoir servir de cette occasion pour leur parler, pour les obliger de recourir à Dieu et chercher en lui les consolations qu’ils ne pouvoyent trouver sur la terre. Je montai pour cela dans la chaire de leur église après avoir fait chanter le Veni Creator et donné la bénédiction ; et par un discours que Dieu mit dans la bouche, qui ne dura guère moins d’une heure, j’essayai de leur faire comprendre que cet accident étoit un effet de la bonté de Dieu et qu’ils pourroyent trouver dans ces trois moyens des sujets de consolation pour eux.

Et parce que je ne voulus pas mêler les interestz du ciel à ceux de la terre, je leur dis, hors de la chaire, que je m’interessois à leur perte autant qu’un père commun pouvoit et devoit le faire, et que je farois tous mes efforts pour porter la bonté du Roi à prendre pitié de leur misère. La nuit me trouva encore dans cet employ, et, m’estant retiré dans mon logis, je passai ce qu’il en restoit avec beaucoup d’inquiétudes.

J’estois en estat de partir à la pointe du jour le lendemain, lorsque je fus visité de tous les principaux habitants qui vinrent me remercier de la peyne qu’ils m’avoyent donné et de la part que je prenois à leur affliction et me témoignèrent que ma présence avoit rasseuré la meilleure partie de ces malheureux, qui commençoyent à méditer leur retraite et écouter les propositions des députés de la ville d’Alos qui venoyent de la part du Duc de Savoye leur promettre toutes sortes d’indemminités et de franchises. Je les exhortai à contribuer de leur part à les retenir, comme je faisois de la mienne en permettant que l’on fit des questes pour eux dans tout mon diocèse, et que je convierois tous mes confrères de permettre qu’on en peut faire autant dans les leurs.

Voilà le récit que j’ai cru devoir faire, en attendant que j’en envoye les procès verbaux en forme.

Source :
http://jcfvc.chez-alice.fr/colmars.htm